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Montaigne, Sur l’Art de la conversation et de la discussion,

Les Essais Livre 3 Chap 8
… Les contradictions des jugements, donc, ne me blessent ni ne m’émeuvent : elles m’éveillent seulement et me mettent en action. Nous n’aimons pas la rectification [de nos opinions]; il faudrait [au contraire] s’y prêter et s’y offrir, notamment quand elle vient sous forme de conversation, non de leçon magistrale. À chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à raison, comment on s’en débarrassera. Au lieu de lui tendre les bras, nous lui tendons les griffes. Je supporterais d’être rudoyé par mes amis : « Tu es un sot, tu rêves. J’aime qu’entre hommes de bonne compagnie on s’exprime à cœur ouvert, que les mots aillent où va la pensée. Il faut fortifier notre ouïe et la durcir contre cette mollesse du son conventionnel des paroles. J’aime une société et une familiarité fortes et viriles et une amitié qui trouve son plaisir dans la rudesse et la vigueur de son commerce, comme l’amour le fait dans les morsures et les égratignures sanglantes.
[La conversation] n’est pas assez vigoureuse et noble si elle n’est pas querelleuse, si elle est civilisée et étudiée, si elle craint le choc et si elle a des allures contraintes.

Quand on me contredit, on éveille mon attention, mais non ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune de l’un et de l’autre. Que répondra-t-il ? Le sentiment de la colère a déjà frappé son jugement. Le trouble s’est saisi de lui avant la raison. Il serait utile que l’on établît des paris sur la conclusion de nos discussions et qu’il y eût une marque matérielle de nos pertes afin que nous en tinssions l’état et que mon valet pût me dire : Il vous a coûté, l’année passée, cent écus, vingt fois, d’avoir été ignorant et entêté. »
Neque enim disputari sine reprehensione potest.
[Il n’y a, en effet, pas de discussion sans vive contradiction.]
Je fais fête à la vérité et je la chéris en quelque main que je la trouve et je me livre a elle et lui tend mes armes vaincues d’aussi loin que je la vois approcher. Et, pourvu qu’on n’y procède pas avec l’air trop impérieux d’un maître d’école, je prête l’épaule aux reproches que l’on fait sur mes écrits ; je les ai même souvent modifiés plus pour une raison de civilité que pour une raison d’amélioration, car j’aime à favoriser et à encourager la liberté de ceux qui me font des critiques par ma facilité à céder, mème à mes dépens. Toutefois il est assurément difficile d’attirer à cela les hommes de mon temps : ils n’ont pas le courage de critiquer [les autres] parce qu’ils n’ont pas le courage de supporter de l’être, et ils parlent toujours avec dissimulation en présence les uns des autres. Je prends un si grand plaisir à être jugé et connu qu’il m’est pour ainsi dire indifférent que ce soit de l’une ou de l’autre des deux façons. Ma pensée se contredit elle-même si souvent, et se condamne, qu’il revient au même pour moi qu’un autre le fasse, vu principalement que je ne donne à sa critique que l’importance que je veux. Mais je me brouille avec celui qui se montre très impérieux, comme j’en connais un qui regrette son avis, s’il n’est pas cru [et suivi], et prend comme une injure [le fait] que l’on rechigne à le suivre. Quant au fait que Socrate accueillait toujours en riant les objections que l’on faisait à son raisonnement, on pourrait dire que sa force en était cause et que, l’avantage devant tomber sûrement de son côté, il les acceptait comme matière [et source] d’une nouvelle gloire, Mais nous voyons au contraire qu’il n’y a rien qui nous rende aussi sensibles à la contradiction que l’opinion que nous avons de notre propre supériorité et que notre dédain de l’adversaire, et que, raisonnablement, c’est plutôt au faible d’accepter de bon gré les critiques qui le corrigent et le réforment. Je cherche, à la vérité, plus la fréquentation de ceux qui me malmènent que de ceux qui me craignent. C’est un plaisir fade et nuisible que d’avoir affaire à des gens qui nous admirent et nous cèdent la place. Antisthène ordonna à ses enfants de ne jamais savoir gré ni montrer de la reconnaissance à un homme qui les louerait. Je me sens bien plus fier de la victoire que je remporte sur moi quand, dans l’ardeur même du combat, je m’oblige à plier sous la force du raisonnement de mon adversaire que je ne me sens gré de la victoire que je remporte sur lui grâce à sa faiblesse. …

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