L’art de la susceptibilité

Certaines personnes vivent sous le règne d’une identité fragile, où tout commentaire, tout désaccord, toute nuance un tant soit peu critique est perçu comme une attaque. Leur radar émotionnel est si sensible que le simple soupçon d’un ton critique déclenche une alarme intérieure. Parfois, elles réagissent même à des remarques qui n’ont que peu ou rien à voir avec elles, tant elles perçoivent partout des allusions personnelles. Ainsi, une question devient une accusation, un commentaire une humiliation, un désaccord une attaque ou une trahison. Ces individus ne prennent pas le temps d’évaluer si le propos est juste, pertinent ou utile : ils ne produisent aucune analyse rationnelle, ils court-circuitent immédiatement toute réflexion pour passer à la réaction, indignation, ressentiment ou orgueil blessé. Comment ose-t-on remettre en question leur point de vue, leur formulation, leurs opinions sacrées ? Seule une créature cruelle et sans cœur se permettrait un tel sacrilège.

Dans cette économie émotionnelle, le dialogue ouvert n’est pas perçu comme un échange, mais comme une offense. La critique n’est plus une invitation à grandir, mais une forme d’irrespect. Et curieusement, ceux qui sont le plus facilement blessés par les autres sont souvent ceux pour qui il est insupportable d’être perçus comme ayant eux-mêmes blessé quelqu’un. Si vous les « critiquez », ils se sentent doublement agressés : d’abord par votre remarque initiale, ensuite par l’idée que vous devez avoir quelque chose contre eux , ce qui relève moins de vos intentions réelles que de leurs projections. Lorsqu’on interprète immédiatement une critique comme une attaque, on suppose généralement qu’elle vient d’un ressentiment, non d’un raisonnement. Si vous les critiquez, c’est que vous êtes en colère. Car s’ils critiquaient quelqu’un, ils seraient en colère, ils perçoivent donc aisément une « mauvaise intention », logique classique de miroir affectif. C’est un cercle vicieux : ils ne supportent ni l’inconfort, ni l’idée d’en être la source. Et leur souffrance prend toujours le dessus, car ils ne se contentent pas de ressentir : ils élèvent leur émotion au rang d’argument moral. « Si je suis blessé, c’est que tu as tort. »
Derrière cette hypersensibilité se cache une profonde insécurité : la peur de ne pas être à la hauteur, d’être exposé, de perdre la face, la douleur de ne pas paraître parfait. Plutôt que d’admettre leur vulnérabilité, ces personnes attaquent le critique : c’est lui l’agresseur, c’est lui le fautif. Elles ont facilement recours à des stratégies de représailles, en rendant coup pour coup. Le dialogue devient alors impossible, car la conversation ne porte plus sur les idées ou la vérité, mais sur la survie émotionnelle.
Une telle susceptibilité inhibe les relations et empêche tout apprentissage. Elle transforme chaque interaction en champ de mines. Les autres doivent avancer sur la pointe des pieds, redoutant de dire un mot de travers, sachant que l’honnêteté pourrait leur coûter la paix. Mais peut-être est-ce là le prix du raffinement émotionnel. Après tout, le dialogue ne vise pas la vérité, mais l’honneur, et l’honneur est une entité fragile, sacrée, intouchable. Alors, pourquoi viser la résilience quand on peut cultiver une exquise fragilité ? Pourquoi chercher la clarté quand on peut collectionner les griefs ? Dans un monde où être heurté est devenu la forme suprême d’expression de soi, une garantie d’être du «bon côté », qui a encore besoin de raison, quand on peut savourer une juste indignation ? Qui peut apprécier la critique quand on peut simplement exiger l’approbation ou le silence ? Dans le grand théâtre des émotions, ce n’est pas la compréhension qui tient le premier rôle, mais l’art délicat de se sentir blessé. Au royaume des offensés, la raison s’incline devant le sentiment, et les sentiments, comme chacun sait, n’ont jamais tort.
Laurence Hansen-Love
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