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    Bernard
    Invité

    La pensée peut-elle nous sauver de la barbarie ? (25 mai 2024)
    Pourquoi cette question ?
    Cette question surgit à la suite du trouble que provoque en chacun de nous, particulièrement en ce moment, le spectacle de la multiplication des guerres avec leurs cortèges de massacres d’innocents et de violences aveugles. Ce trouble nous amène à, d’une part, nous interroger sur les causes et les solutions possibles pour nous en sortir, et, d’autre part, nous demander si la pensée, qui est spécifique à l’homme, peut nous sauver de cette barbarie ?
    Questionnement de la question :
    Pour certains, le terme de pensée peut sembler trop large s’il inclut toutes les capacités à faire des opérations intellectuelles, car même les dictateurs « pensent » pour faire le mal.
    Pour d’autres la pensée inclut effectivement toutes les capacités intellectuelles, en particulier la mémoire, mais elle exclut l’idéologie. Les dictateurs en effet mettent leur capacité de raisonner au service de leur idéologie, mais peut-on alors dire qu’ils pensent ?
    Le terme de barbarie, signifiait, pour les Grecs, l’étranger, et l’autre en général, celui qui ne parle pas comme nous. Mais dans cette question il sera considéré d’abord comme la violence extrême, voire la violence gratuite. Cependant il peut être intéressant d’envisager cette définition du barbare comme étranger, pour la confronter à notre question. Le barbare est-ce toujours l’autre, l’étranger ?
    Par ailleurs il est fait remarquer que la barbarie n’est pas une violence gratuite. A l’origine de toute barbarie il y a en effet l’assouvissement d’une pulsion, la recherche du pouvoir, la défense d’un intérêt.
    Discussion:
    Dans un premier temps on peut répondre « non » à la question, comme le montrent plusieurs exemples, où l’on a mobilisé de nombreux « penseurs » pour réaliser des actions barbares (le projet Manhattan visant à fabriquer la bombe nucléaire est l’un d’eux). Mais dans cet exemple, il s’agit d’une démarche scientifique et technique. Peut-on considérer que la rationalité scientifique et technique est de l’ordre de la pensée ? La pensée consiste-t-elle simplement dans l’utilisation de la raison et de l’expérience comme l’est la démarche scientifique ?
    Faut-il dès lors préciser que seule la pensée humaniste peut nous sauver de la barbarie ?
    Par contraste on constate que des êtres sans pensée, comme les animaux, sont incapables de barbarie, de violence gratuite. Faudrait-il, dès lors, ne plus penser, comme les animaux, pour nous sauver de la barbarie ?
    A l’inverse de cette position pessimiste qui nous amène à désespérer de la pensée humaine, on peut citer des exemples où l’intervention d’un groupe de sage (chez les Indiens, où l’arbre à palabre par ex) empêche la barbarie de s’installer. N’est-ce pas d’ailleurs le rôle, dans notre monde actuel, de la diplomatie ou des organismes internationaux comme l’ONU, qui sont malheureusement souvent impuissants. De même, malgré ces bonnes dispositions au niveau local, qui permettent de limiter voire réduire la barbarie, on peut constater que les dirigeants sont, quant à eux, pris dans des réseaux d’intérêts qui les bloquent dans leurs actions.
    On peut d’ailleurs, comme Kant, penser que, bien que l’homme soit barbare de nature, la pensée et la connaissance mutuelle entre les hommes, se concrétisent au cours de l’histoire dans des lois et constitutions qui nous permettent d’échapper à la barbarie en fixant des limites à l’action des hommes.
    Par ailleurs, tous les êtres humains sont capables de pensée mais pas nécessairement de comprendre et d’écouter leurs pensées. C’est en pensant bien, c’est-à-dire en écoutant ses propres pensées pour les comprendre que l’on peut se délivrer de la barbarie. Ceux qui ne savent pas écouter leurs pensées pourront au contraire tomber dans la barbarie.
    Mais plus que d’écouter et de comprendre ses propres pensées, c’est en pensant l’autre, en se représentant ce qui se passe en l’autre, que l’on peut débloquer l’empathie pour lui et par là participer à nous éloigner de la barbarie. On peut néanmoins penser que ceux qui veulent faire le mal, peuvent aussi être doté d’empathie qu’il utilise alors pour arriver à leurs fins maléfiques. Mais il s’agit là sans doute d’exceptions.
    Mais ce n’est pas seulement par la pensée, c’est-à-dire par la raison « pure », que l’on pourra nous sauver de la barbarie, mais c’est en introduisant un autre référentiel : l’éthique qui a une dimension proprement humaine. D’où les dangers de l’intelligence artificielle ! En effet la pensée seule, le raisonnement seul, en dehors de toute empathie et de toute éthique peut nous amener à faire le mal et à assumer la barbarie.
    On peut néanmoins constater que, au cours de l’histoire, la barbarie régresse et qu’à l’inverse la civilisation, c’est-à-dire le règne de la pensée, progresse. La vie humaine compte de plus en plus !
    Il ne suffit d’ailleurs pas que les gens pensent, c’est-à-dire utilisent leur raisonnement pour prendre des décisions, encore faut-il qu’il existe des institutions pour donner vie aux valeurs, mais il faut aussi contrôler ces institutions pour s’assurer qu’elles remplissent leur rôle (contre-pouvoirs). Ces institutions assurent ainsi le lien entre le niveau individuel (pensée individuelle) et le niveau collectif (pensée collective). Mais encore faut-il que la pensée individuelle soit libre, c’est-à-dire dégagée de l’emprise des idéologies et de tous les conditionnements et endoctrinements. Là est sans doute le rôle de l’éducation de nous émanciper de nos conditionnements.
    Il faut néanmoins bien réaliser que ce qui nous protège de la barbarie n’est que ce « vernis d’humanité » que constituent le politique, le droit, l’éthique, la culture. Au-dessous de ce vernis il y a nos pulsions, nos intérêts, nos besoins de pouvoir … toujours prêts à resurgir pour le briser.
    C’est en définitive l’Etat qui nous protège de la barbarie, en faisant respecter les constitutions dans le cas des démocraties, ou en maintenant la peur dans la société, particulièrement dans le cas des totalitarismes.
    L’étymologie du mot « barbarie », qui définit le barbare comme l’étranger, celui qui ne parle pas notre langue, nous amène à considérer la relativité de la barbarie. Le barbare c’est l’autre, celui qui n’a pas les mêmes mœurs ou les mêmes références morales que nous ? Ainsi lorsque l’on créé des institutions pour nous sauver de la barbarie, celle-ci ont alors pour références certaines valeurs reconnues par le groupe auquel on appartient, mais celle-ci peuvent être en contradiction avec les valeurs d’autres groupes. Ainsi lorsque l’on créé du « frère » on créé du « non frère ». Aussi il faut reconnaitre le barbare qui est en nous, qui est le barbare de l’autre, car c’est toujours l’autre qui nous définit comme barbare. Chaque être humain doit faire l’expérience de la barbarie qui est en lui, car nous sommes le barbare de l’autre.
    On peut dire ainsi que c’est l’appartenance, à un groupe, un clan …, qui créé de l’autre, du « non frère » et par là qui peut générer de la barbarie. Aussi c’est en se libérant de ses appartenances et leurs spécificités morales, religieuses, pour tendre vers l’universel, que l’on peut vraiment faire régresser la barbarie. Et cette libération passe par la pensée, par la prise de distance avec ses habitudes, ses idées, ses repères moraux.
    Bernard
    Documentation pour aller plus loin …
    Définition de la barbarie dans la tradition philosophique
    Entrée « barbarie » dans La pratique de la philosophie de A à Z de Laurence Hansen-Love :
    n. f. (lat. barbarus, du gr. barbaros, onomatopée méprisante désignant ceux qui bredouillent au lieu de parler grec)
    1. Absence de civilisation. G. Vico (1668-1744) distingue la barbarie de la sensation qui caractérise les premiers hommes et la barbarie de la réflexion qui affecte les hommes civilisés. À la différence de la paisible sauvagerie, la barbarie est destructrice (elle s’exprime par le massacre et le vandalisme).
    2. Extrême cruauté du comportement individuel.
    Entrée « barbarie » dans le Dictionnaire de philosophie de Christian Godin :
    (n. f.) ÉTYM.: grec barbaros, “non grec, étranger ». SENS ORDINAIRES :
    1. Absence de civilisation.
    2. Sauvagerie, inhumanité.
    Initialement, le mot est une onomatopée évoquant des paroles inintelligibles : le barbare, c’était celui qui ne parlait pas le grec. Lévi-Strauss”, remarquant que le mot a pu aussi désigner chez les Grecs le gazouillement des oiseaux, dénonce son caractère évidemment ethnocentrique*.
    Aujourd’hui, les termes de barbare et surtout de barbarie ont évolué et désignent principalement des actes inhumains, contraires aux règles et aux droits de l’humanité, tels que les génocides*, les crimes contre l’humanité*, les totalitarismes* (la «barbarie nazie »). Par un singulier retournement, les comportements désignés comme « barbares » sont alors ceux qu’inspire une inaptitude à repérer l’unité de l’humanité derrière la diversité des cultures. Comme le dit, là encore, Lévi-Strauss (Race et Histoire) : « Le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie ».
    Article de Philosophie Magazine : 7 conceptions de la barbarie Victorine de Oliveira – 21 sept. 2016
    Héraclite (v. 550-v. 480 av. J.-C.)
    Héraclite qualifie de barbaros, les peuples qui s’expriment dans une langue étrangère, associée, étymologiquement, aux gazouillis des oiseaux. Le contexte de guerres médiques opposant Grecs et Perses intensifie ce qui n’était qu’une simple différence de langage : « Mauvais témoins pour les hommes, les yeux et les oreilles de ceux qui ont une âme barbare », écrit-il. C’est non seulement le logos, mais l’âme qui peut devenir barbare, c’est-à-dire dépourvue de raison.
    Cicéron (106-43 av. J.-C.)
    Les Romains, à la suite des Grecs, s’opposent également à l’apparente absence d’organisation des barbarus. Les Gaulois font les frais du mépris de Cicéron. Coupables de se livrer à « la coutume monstrueuse et barbare des sacrifices humains », ils effraient aussi « par les sonorités horribles de leur langue barbare », juge-t-il dans son plaidoyer pour Fonteius. Devenu péjoratif, l’adjectif justifie l’œuvre civilisatrice des armées de César.
    Sextus Empiricus (IIe-IIIe siècle)
    Mariage entre frère et sœur chez les Égyptiens, tolérance de l’adultère chez les Massagètes… Où se trouve la frontière entre civilisation et barbarie, se demande le sceptique dans ses Esquisses pyrrhoniennes. Il conclut que la seule attitude éthique possible consiste en l’épochè, la suspension du jugement. Ce n’est pas tant que toute civilisation est égale mais plutôt qu’il est impossible de se prononcer sur leur hiérarchie.
    Paul (v. 5-v. 67)
    Avec le christianisme naît l’idée d’une humanité unifiée par un Dieu qui vit en chacun comme en un « sanctuaire ». Les épîtres s’adressent aux Grecs pour lesquels le langage de la Croix est celui d’un barbare. « Là il n’y a plus de Grec ou de Juif […], mais Christ qui est tout en tout », assure saint Paul. Ce message d’universalité met l’accent sur « l’homme intérieur », « l’être caché au fond du cœur », l’Esprit de Dieu qui habite chaque corps, indifféremment.
    Montaigne (1533-1592)
    « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » : Montaigne souligne la relativité de l’emploi du mot « barbare ». Dans « Des cannibales » (Essais, I), s’il note que les peuples du Brésil sont cruels avec leurs ennemis, il rappelle aussi la sauvagerie des Portugais : « Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. »

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