Quand la parole cesse de penser

Victimisation, indignation, dénonciation : ces trois attitudes dominent aujourd’hui de nombreuses formes d’expression, notamment sur les réseaux sociaux. Bien sûr, il y a de vraies injustices, mais quand leur dénonciation devient automatique, cela trahit un symptôme : celui d’une pensée qui se rigidifie, qui ne pense pas, mais qui se contente de réagir.
Dans ces cas-là, on ne parle pas pour comprendre. On ne parle pas pour explorer, on parle pour se rassurer, pour se persuader qu’on est du bon côté. On affirme, on condamne, on se met en scène dans un rôle moral flatteur. Mais on ne pense pas. Penser, c’est risquer de se contredire. C’est faire l’expérience du doute. C’est accepter d’être déplacé, parfois dérangé, par des idées qui font intrusion dans notre esprit et ne sont pas « les nôtres ». Penser, c’est désobéir à son propre confort intellectuel et ouvrir les perspectives, assouplir ses rigidités.
Or les espaces où l’on s’exprime aujourd’hui — en particulier les réseaux sociaux — ne favorisent ni l’attention ni la lenteur. Ils imposent l’immédiateté, la réaction, l’alignement. Il faut répondre vite, réagir par un émoji. Il faut s’indigner, dénoncer, prendre parti, cela devient une affaire de posture. On ne s’engage pas dans un dialogue, on lance un mot d’ordre. On ne cherche pas le vrai, on veut avoir raison — ou plus exactement, avoir raison avec les autres, ceux de notre camp. Ce n’est plus la pensée qui importe, mais l’appartenance.
Cette dérive révèle une forme de paresse, le refus de faire l’effort de penser. Car penser demande du temps, du silence, de la solitude parfois, de la confrontation avec soi-même. Penser, c’est faire l’épreuve de sa propre ignorance, de ses contradictions, de ses conditionnements. C’est douloureux, exigeant, et souvent peu gratifiant à court terme. À l’inverse, s’indigner ou dénoncer procure une satisfaction immédiate. On se sent juste, on n’a plus besoin de douter, de se remettre en question. On est « dans le bon camp ». Mais la pensée n’a rien à faire des bons camps.
Des mots simples comme — « étranger », « femme », « identité », « liberté », « justice », « vérité » — deviennent explosifs. On ne s’en sert plus pour chercher un sens commun, mais pour marquer un territoire. Il s’agit de brandir les fameux « red flags ». Le langage se transforme en un champ de mines, il ne relie plus par le logos. Il ne questionne plus, il classe, désigne des appartenances, des identités et des territoires.
Si nous voulons retrouver la possibilité de penser ensemble, mieux vaut désapprendre cette logique frontale, réhabiliter l’art du doute, du questionnement, de l’écoute. Philosopher, ce n’est pas dénoncer les autres, mais se questionner, retrouver, derrière la posture du sachant, le geste premier de la pensée, celui que Socrate déjà nous a soufflé : ose ne pas savoir et mets-toi en chemin.

Article paru sur la page LinkedIn de Laurence Bouchet le 2 mai 2025

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