Avoir tort ensemble ou raison tout seul ?

Quand j’anime des ateliers philo en école primaire ou au collège, je suis souvent frappée par un phénomène récurrent : les enfants — et tout particulièrement les adolescents — sont moins préoccupés par la vérité que par le regard des autres. Ce qui compte pour eux, c’est de rester soudés. Quitte à défendre des idées absurdes.
Dernier exemple en date : une jeune fille tente de s’exprimer, et un garçon l’interrompt en lui disant:
« De toute façon, ce que tu dis, c’est n’importe quoi. »
Je saisis l’occasion pour poser une question au garçon :
« À ton avis, ce genre de phrase, ça ouvre ou ça ferme le dialogue? »
Il me répond avec aplomb :
« Bien sur que ça ouvre le dialogue. »
Je pose la question au reste du groupe. Tous ses copains approuvent. Évidemment. On est entre pairs, et la vérité importe moins que l’alignement collectif.
Ce genre de comportement peut prêter à sourire : il parait puéril voire lâche, mais en réalité devenus adultes nous ne sommes pas si différents. Simplement, nos formes de conformisme sont plus subtiles.
L’auteur Samuel Fitoussi, dans « Pourquoi les intellectuels se trompent », distingue deux types de rationalité :
1- La rationalité sociale, qui nous pousse à adopter les idées de notre groupe pour rester intégrés.
2- La rationalité épistémique, qui nous pousse à examiner les idées pour elles-mêmes, en quête de vérité.
La première est plus confortable. Elle nous épargne la marginalisation. Elle nous pousse à reprendre des opinions à la mode, parfois même sans les comprendre, simplement parce qu’elles signalent qu’on est du « bon côté ».
D’ailleurs Fitoussi remarque que plus une idée est coûteuse à soutenir rationnellement, plus elle prouve notre loyauté au groupe. En effet, si je continue à y croire sans preuve, c’est parce qu’elle m’apporte un sentiment d’appartenance. Non pas une vérité, mais un lien.
Bien sûr ces mécanismes ne sont pas pleinement conscients, ils relèvent plutôt d’une forme de mauvaise foi préconsciente.
Et paradoxalement, plus on est « intelligent », plus on est capable de défendre des absurdités car on dispose des moyens rhétoriques de les justifier. George Orwell le disait déjà :
« Il est des idées d’une telle absurdité que seuls les intellectuels peuvent y croire »
À l’inverse, la rationalité épistémique suppose un travail plus exigeant : penser contre soi-même, contre son groupe, et parfois contre ce qui semble aller de soi. Cela ne signifie pas qu’il faille tout remettre en question en permanence — nous ne savons pas toujours prouver nous-mêmes pourquoi la terre tourne autour du soleil, que c’est bien en 1492 que Christophe Colomb a accosté en Amérique ou comment la matière est composée d’atomes, pourtant nous adoptons ces idées, parce que nous faisons confiance à un savoir partagé.
Mais cette confiance ne doit pas devenir aveugle.
Socrate luttait contre cette confiance aveugle qui fige notre pensée. Il ne cherchait pas à démolir toutes les idées, mais à distinguer ce que nous pensons vraiment de ce que nous répétons sans y avoir réfléchi.
Est-ce que je crois cela parce que c’est vrai ?
Ou parce que c’est ce que je suis censé penser dans mon groupe ?
Comme on l’expérimente dans les ateliers de pratique philosophique, penser par soi-même est un acte courageux à tout âge. Il suppose de résister à la tentation de se conformer, d’oser l’isolement temporaire au profit d’une liberté plus profonde (dans les groupes militants ou religieux, ce n’est pas facile).
Alors, la prochaine fois que nous répétons une opinion toute faite, posons-nous cette question :
Est-ce vraiment moi qui pense cela, ou est-ce mon groupe qui pense à ma place ?

Article paru sur la page FaceBook de Laurence Bouchet le 30 juin 2025

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